Les invasions biologiques représentent un défi pour la biodiversité, mais également pour l’économie mondiale et la santé. Lorsqu’une espèce végétale ou animale, transportée par les activités humaines, quitte son habitat naturel pour s’établir ailleurs, les conséquences peuvent s’avérer désastreuses. Certaines exotiques peuvent proliférer de manière incontrôlée dans leur nouveau milieu. Elles perturbent les écosystèmes, engendrent des pertes agricoles, des dégâts sur les infrastructures ou des problèmes sanitaires. Alors que les échanges mondiaux et les changements climatiques accélèrent ce phénomène, comprendre les mécanismes d’invasion et les moyens de les gérer est plus crucial que jamais. Découvrez comment ces colonisateurs bouleversent notre quotidien et les stratégies déployées pour tenter d’y faire face.
Qu’est-ce qu’une espèce invasive ?
Une espèce invasive, également appelée espèce exotique envahissante (EEE), est un animal ou un végétal introduit, de manière volontaire ou accidentelle, en dehors de son aire de répartition naturelle. Elle va proliférer dans le milieu d’accueil, sans aucune intervention humaine, jusqu’à représenter une menace pour l’écosystème local, perturber l’agriculture ou le fonctionnement d’infrastructures, mais aussi porter atteinte à la santé publique.
Heureusement, toutes les exotiques ne sont pas des invasives ! Schématiquement, les scientifiques estiment que sur 1 000 organismes quittant leur zone d’origine, 100 arrivent sur un nouveau territoire. Parmi eux, 10 s’adaptent aux conditions de vie, tandis qu’un seul devient envahissant.
Le transport d’espèces par l’Homme : une histoire vieille comme le monde
Le transport d’espèces à travers le monde fait partie de l’histoire de l’Humanité. Dès le Néolithique, les Hommes ont volontairement transféré des végétaux et des animaux au gré de leurs déplacements. Pourquoi ? La plupart du temps, pour subvenir à leurs besoins alimentaires grâce à la culture ou à la domestication. Aujourd’hui, nombre d’entre elles appartiennent à notre quotidien, sans que nous ayons conscience de leur provenance lointaine. Qui sait encore que le blé noir vient de Mandchourie, que le lin est originaire du Proche-Orient et que la pintade est une espèce d’Afrique tropicale ?
À partir du XVIIIe siècle, avec l’apogée des jardins d’agrément, certains végétaux ont été déplacés pour l’ornementation. En outre, les jardins d’acclimatation se sont popularisés en Europe à la fin du XIXe siècle. Ainsi, l’ailante est arrivé en France sous forme de graines en 1751, puis a été largement utilisé comme plante décorative. La grande berce, en provenance d’Abkhazie, a été semée et multipliée par un botaniste dans le canton de Vaud, avant de se répandre rapidement en Europe !
De même, des transports involontaires ont accompagné les migrations humaines. Ce processus a connu une remarquable accélération au XXe siècle avec le développement des échanges économiques mondiaux. Les organismes vivants voyagent alors d’un continent à l’autre avec les navires, les animaux, les denrées alimentaires, la laine, le bois, etc.
Par quels mécanismes une espèce introduite devient-elle invasive ?
Le phénomène d’invasion biologique compte trois étapes :
- phase 1, l’introduction volontaire ou fortuite dans le milieu ;
- phase 2, l’acclimatation, pendant laquelle elle s’adapte à ses nouvelles conditions de vie et parvient à se reproduire ;
- phase 3, la prolifération. À ce stade, l’organisme se multiplie rapidement aux dépens des autres.
Divers facteurs permettent un développement expansif. Certaines espèces vont bénéficier de l’absence de prédateurs dans leur écosystème de destination. À l’inverse des espèces locales, également appelées « indigènes », dont l’abondance est inscrite dans un équilibre proie/prédateur, ces exogènes ne sont pas régulées. Elles peuvent, par ailleurs, présenter une toxicité pour leurs concurrentes. Parfois, elles vont venir combler une niche écologique laissée vide à la suite d’une perturbation du biotope d’origine humaine (défrichement, assèchement d’une zone humide…) ou naturelle (incendie, inondation, tempête). Parallèlement, les changements climatiques accentuent le processus. Le phénomène d’invasions des algues sargasses aux Antilles en est un excellent exemple.
Exotiques et invasives : quelques chiffres
Le nombre d’espèces exotiques envahissantes en Europe a augmenté d’au moins 76 % au cours des 45 dernières années. Plus de 12 000 organismes exogènes sont présents dans l’Union européenne, 10 à 15 % étant considérés comme invasifs. Parmi eux, 30 d’origine animale et 36 végétaux préoccupants ont été interdits à l’importation par un règlement du parlement européen.
La France détient le record européen d’espèces introduites ! Saviez-vous, par exemple, que plus d’un tiers des poissons vivants dans nos zones humides sont des exotiques ? L’outre-mer est particulièrement touchée. On y inventorie plus de plantes exogènes que d’indigènes ! Ce sont plus de 2 000 espèces qui sont arrivées à La Réunion et 1 800 en Polynésie française. Plus de 400 d’entre elles sont envahissantes… À l’échelle de l’Hexagone, 1 044 végétaux et 881 espèces animales étrangères, dont environ 190 invasives, ont été recensés par l’Inventaire national du patrimoine naturel (INPN). Et ces chiffres, pourtant récents, sont probablement déjà sous-estimés.
Depuis 1982, un département français est concerné tous les dix ans en moyenne par l’installation de 12 nouvelles espèces envahissantes, selon un indicateur développé par l’Observatoire national de la biodiversité (ONB) !
Les invasions biologiques, qui déséquilibrent en profondeur les écosystèmes, impactent lourdement notre santé, l’économie mondiale et la biodiversité.
Les conséquences des invasions biologiques sur la biodiversité
D’un point de vue écologique, les invasives impactent les espèces indigènes et, plus globalement, le fonctionnement des écosystèmes. Leur prolifération, en transformant les habitats, déséquilibre en profondeur les interactions entre les organismes qui les composent. Au niveau mondial, les EEE sont responsables de 40 % des extinctions enregistrées au cours des 400 dernières années. Le phénomène est encore plus marqué en milieu insulaire. En outre-mer, par exemple, elles sont impliquées dans 53 % des disparitions recensées sur les territoires.
Parmi les conséquences bien documentées, on peut citer :
- l’évolution des chaînes de prédation ;
- l’instauration d’une nouvelle concurrence ;
- la transmission d’agents pathogènes ;
- l’extinction des espèces indigènes au profit des exotiques ;
- des modifications génétiques par le biais de l’hybridation.
Prenons quelques exemples pour illustrer ces impacts.
Des prédateurs redoutables
Le frelon asiatique a été introduit accidentellement dans le Lot-et-Garonne, en 2004. Cet insecte induit une forte pression de prédation sur les abeilles domestiques dont il se nourrit, allant jusqu’à décimer des ruches entières.
En Mer Noire, les anchois voient leurs effectifs chuter drastiquement. En cause, Mnemiopsis leidyi, une méduse originaire des États-Unis qui consomme d’importantes quantités d’œufs et de larves de poissons.
Des exogènes accompagnés d’agents pathogènes
Dans les années 1960, des aquaculteurs allemands importent l’anguille japonaise. Porteurs d’un ver, l’anguillicola, qu’ils tolèrent par ailleurs très bien dans la mesure où ils ont évolué avec, ces poissons l’ont transmis à l’espèce européenne. Or, cette dernière a été très affectée. Pour quelle raison ? Tout simplement parce qu’elle n’avait jamais été en contact avec ce parasite auparavant. Elle n’a donc pas mis en place de stratégie pour se défendre ou cohabiter avec ! Aujourd’hui, l’anguille européenne est en danger de disparition.
Ce phénomène a aussi été décrit chez l’écrevisse à pieds blancs. L’introduction dans son milieu de sa cousine de Louisiane, porteuse saine d’un champignon auquel a été sensible l’espèce indigène, a décimé ses populations. On peut également citer le cas de l’écureuil roux désormais gravement menacé en Grande-Bretagne. En cause, un virus hébergé par l’écureuil gris naturalisé sur l’île.
Une concurrence forte
Originaire d’Afrique du Sud, l’arrivée de la griffe de sorcière en Europe ne date pas d’hier ! C’est, en effet, en 1680, qu’elle a été introduite au jardin botanique de Leyden en Hollande. Appréciée pour ses qualités ornementales, elle a été largement implantée par des particuliers. Or, cette espèce s’est très bien acclimatée en dehors des espaces entretenus. Elle affectionne les zones côtières où sa présence est désormais très problématique. Son important pouvoir de recouvrement entraîne la disparition des habitats originels.
Impossible de ne pas connaître la renouée du Japon ! Bords de routes, berges de rivières, friches… on peut en observer de vastes peuplements partout en France. Introduite dans les années 1800, elle s’est naturalisée au XIXe siècle pour devenir invasive au XXe siècle. Elle est une concurrente redoutable pour la flore locale. D’une part, la densité de son feuillage est telle qu’elle prive de lumière les espèces à proximité. D’autre part, elle est capable de sécréter des substances toxiques pour les autres végétaux ! Difficile pour les plantes indigènes de lutter…
Des hybridations qui desservent les espèces
L’hybridation peut s’avérer bénéfique en apportant, au sein d’une population, une diversité génétique qui va favoriser la résistance ou l’adaptation. Cependant, ce processus n’est pas souhaitable pour les peuplements d’espèces rares. Prenons le cas de deux espèces de canards : l’érismature à tête blanche et l’érismature rousse, échappée d’un élevage en Grande-Bretagne. Le comportement plus agressif des mâles de l’espèce exogène avantage son accès à la reproduction. Associé à une descendance fertile des hybrides, cette capacité accrue à se reproduire induit un fort risque de dilution des gènes et la disparition de l’érismature à tête blanche en Europe.
Le coût économique des invasions biologiques
Le coût des invasions biologiques pèse sur l’économie planétaire. La perte financière induite par les EEE est estimée à 5 % de la production mondiale. 69 milliards d’euros par an ont été investis pour lutter contre les insectes invasifs. En France et dans ses territoires d’outre-mer, entre 1993 et 2018, la gestion des espèces exotiques envahissantes a nécessité 395 millions d’euros par an !
Au cours d’une étude publiée en 2023, des chercheurs du CNRS et de l’Université Paris-Saclay ont évalué qu’en 40 ans, le coût des invasions biologiques est équivalent à celui généré par les tempêtes ou les inondations. Il augmente, par ailleurs, plus vite que celui lié aux catastrophes naturelles.
Mais comment des espèces animales ou végétales peuvent-elles entraîner des dépenses aussi exorbitantes ? Tout simplement en affectant directement les rendements agricoles ou en détériorant les infrastructures. Les exemples sont nombreux :
- L’ambroisie à feuilles d’armoise envahit les champs de céréales, limitant la production et dégradant la qualité de la récolte à laquelle elle se mélange.
- La bactérie Xylella fastidiosa, importée avec des plants contaminés et propagée par les insectes piqueurs-suceurs, impacte lourdement la culture de l’olive.
- La moule zébrée se fixe sur tous les types de supports en grande densité. Elle bouche les prises d’eau et les exutoires et peut même bloquer les circuits de refroidissement des bateaux ou des centrales nucléaires.
- Ragondin et rat musqué, en provenance d’Amérique et exploités pour leur fourrure, prolifèrent dans les zones humides européennes. Leurs terriers, creusés dans les digues, remettent en question la solidité de ces ouvrages.
- Les élodées américaines, plantes aquatiques qui se développent en formations denses, empêchent l’eau de s’écouler. Elles peuvent obstruer un barrage, colmater des pompes et rendre la navigation impossible.
Les enjeux sanitaires liés aux espèces exotiques envahissantes
Outre les impacts sur la biodiversité et leur coût, les invasions biologiques engendrent également des problèmes de santé publique. Parmi les nombreux organismes entraînant des conséquences sanitaires :
- Le tamia de Sibérie, petit rongeur terrestre autrefois commercialisé comme animal de compagnie, prolifère aujourd’hui en Île-de-France. Cette espèce est suspectée de jouer un rôle de réservoir dans la diffusion de la bactérie qui cause la maladie de Lyme.
- Le moustique tigre, originaire d’Asie du Sud-Est, est désormais présent dans plus de 100 pays. Il véhicule le chikungunya, la dengue et le Zika.
- Avec le pollen de l’ambroisie à feuilles d’armoise, réactions allergiques, conjonctivite, asthme et urticaire touchent plus de 10 % de la population ! Selon l’ARS, le coût sanitaire de cette plante en Auvergne-Rhône-Alpes est estimé à 26,4 millions d’euros par an entre 2017 et 2020.
La stratégie de lutte contre les espèces invasives : un défi colossal !
L’impact de ces espèces sur le plan économique est colossal. En Europe, chaque année, ce sont 12,5 milliards d’euros qui sont dépensés pour réparer les dommages causés. Cependant, d’après les chercheurs du CNRS qui ont travaillé sur le coût des invasions biologiques, les investissements dédiés à la prévention et à la gestion sont actuellement dix fois moins élevés que les pertes financières engendrées.
Dès 2014, l’Europe a pris des mesures en rédigeant une réglementation sur les espèces invasives. Une liste évolutive a été dressée, afin d’assurer prévention, gestion de l’introduction et propagation de ces indésirables.
La France a présenté, en 2017, sa « Stratégie nationale relative aux espèces exotiques envahissantes », puis, en mars 2022, un plan national d’actions de lutte contre les espèces invasives.
Toutes ces dispositions visent en priorité à accroître la réactivité face à ces arrivées sur un territoire. Ceci afin d’éviter de nouvelles implantations et, le cas échéant, de mettre en place des réponses rapides pour les éliminer avant qu’elles ne deviennent hors de contrôle. L’expérience montre, en effet, qu’une intervention précoce et collective reste le moyen le plus sûr, tout en étant le moins onéreux. La prise en compte tardive de la problématique des invasions biologiques a permis à de nombreuses exotiques de s’établir. Pour certaines, il est désormais trop tard pour espérer une action de lutte efficace. Tout au plus pouvons-nous limiter leur expansion.
Lorsque l’organisme est déjà installé, des mesures de gestion drastiques s’imposent. Ces interventions demeurent très encadrées sur les plans scientifique et réglementaire. Mais, cette phase s’avère délicate en matière de perception, notamment pour les espèces animales. En effet, le tir ou le piégeage avec euthanasie, méthodes les plus employées, peuvent choquer. Malheureusement, le recours à des pratiques létales est souvent la seule issue. L’accueil des individus retirés du milieu naturel dans des centres de récupération, réalisé depuis plus de 30 ans pour la tortue de Floride, montre ses limites. Ces centres sont aujourd’hui saturés et ne peuvent gérer le flux constant sans que les conditions dans ces structures se dégradent, d’autant plus que ces animaux peuvent vivre une cinquantaine d’années.
Nous sommes tous concernés par le phénomène des invasions biologiques. À la fois responsables de la propagation de ces espèces et victimes de leurs conséquences, tant sur le plan économique que sanitaire. La lutte contre les EEE est un réel défi pluridisciplinaire et un enjeu majeur pour la biodiversité à l’heure où débute la 6e grande extinction massive sur Terre. Chacun de nous peut agir en choisissant des essences végétales locales pour son jardin ou en veillant à ne pas introduire d’animaux exogènes dans le milieu naturel.
Vraiment intéressant ce sujet, bravo