Séparée du Chili par la majestueuse cordillère des Andes, la Patagonie argentine abrite un front craquelé de glace pas comme les autres : le glacier Perito Moreno. Au cœur du parc national Los Glaciares, considérable réservoir d’eau douce, il fait partie des rares glaciers à ne pas reculer devant les coups du réchauffement climatique. Au contraire, il avance ! En route pour la province de Santa Cruz, aux portes de la Terre de Feu !
Le Perito Moreno : glacier argentin qui se régénère
Topographie du front glaciaire
Los Glaciares est la 3ème réserve d’eau douce de la planète. Au sud-ouest du continent latino-américain, le site protégé a une superficie de près de 600 000 ha, dont la moitié est constituée de glaciers. Ils sont 47 au total et prennent tous naissance dans le Campo de Hielo Patagónico (champ de glace sud de Patagonie). Aux confins de l’Argentine et du Chili, cette immense calotte glaciaire de 17 000 km² est ponctuée par de nombreux lacs. Les plus notables sont le Lago Viedma et le Lago Argentino ou lac Argentin, tous deux situés en Argentine.
Comme le glacier Upsala, le glacier Spegazzini et le glacier Onelli, le Perito Moreno alimente les eaux céruléennes du lac Argentin, dont l’émissaire est le Río Santa Cruz (littéralement : rivière de la sainte croix). Tout au long de l’année, on peut voir des icebergs ayant traversé le continent via le cours d’eau, se jeter dans l’Atlantique depuis le port de Punta Quila sur la côte est argentine. Une épopée fraîche de 385 km, sur le fleuve le plus méridional du monde.
Le Perito Moreno est l’un des quelque 215 000 glaciers sur Terre, ancré à cheval sur deux États d’Amérique latine. Son flanc ouest culmine à 2100 m d’altitude dans la cordillère des Andes, au Chili. Puis il court dans un couloir en pente, entre deux montagnes du Mésozoïque, jusqu’à l’aplomb du lac glaciaire situé en Argentine.
Ce glacier patagonien de 250 km² s’élance sur 30 km de long et trône face à la péninsule de Magellan. Son front glaciaire est observable depuis un belvédère facile d’accès en voiture (le mirador Perito Moreno). Il peut atteindre une hauteur de 60 m au-dessus du lac Argentin, et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg ! La partie immergée repose par 150 m de fond, dans une eau atteignant 8°C en moyenne.
Contexte géologique
L’histoire géologique du parc national Los Glaciares remonte à la période du Crétacé, il y a près de 140 millions d’années. La cordillère des Andes s’est soulevée suite à une série d’éruptions volcaniques d’envergure. La région demeure à la lisière des plaques tectoniques « nazca » et « sud-américaine ». On dénombre environ 140 volcans au Chili et près de 80 en Argentine, dont le volcan sous-glaciaire Viedma. Le glacier Perito Moreno quant à lui est bien plus jeune, puisqu’il date du Petit Âge Glaciaire marqué par de longs hivers froids, de 1303 à 1850.
La formation du glacier s’est produite par l’accumulation de neige, qui, une fois tassée sous son propre poids, a expulsé l’air qu’elle contenait. Elle s’est alors soudée en une masse compacte avant de se transformer en glace. Plus cette dernière est dense, moins la lumière blanche peut passer et seuls les rayons de longueur d’onde courte s’y infiltrent. C’est ainsi que le célèbre glacier argentin prend des nuances bleues, uniques en ce lieu.
Anecdote historique
Le Perito Moreno doit son nom au naturaliste et explorateur Portègne, Francisco Moreno, qui explora la région du Río Negro et découvrit le lac Argentin en 1877. Dans la langue quechua parlée par les Gauchos de la pampa, « perito » signifie « expert ». Bien qu’ayant été capturé et condamné à mort par les Indiens Tehuelches en 1880, l’expert Moreno parvint à s’échapper la veille de son exécution et œuvra pour le droit à l’éducation des autochtones dans la région. Puis, jusqu’en 1896, il participa activement à la délimitation de la frontière avec le Chili et aux intérêts argentins.
Francisco Moreno mourut en 1919 sans jamais avoir vu le glacier qui porte son nom. Cette ironie du sort s’explique par la forme et les dimensions du lac Argentin, ainsi que par le relief qui l’entoure. Il est orienté d’est en ouest avec une longueur de près de 100 km et une largeur d’environ 15 km. Avec une superficie de 1 560 km² et 687 km de berges, il s’agit du plus grand et du plus austral des lacs de Patagonie argentine.
De plus, le lac Argentin se divise en deux bras à l’ouest. Le « Bras Nord », lui-même divisé en plusieurs bras. Puis le « Bras Sud », qui se sépare en deux avec le canal de Los Témpanos (canal des icebergs) et le Brazo Rico. Le glacier Perito Moreno se situe au confluent de ces deux derniers, caché derrière une péninsule grossièrement circulaire de 389 km², et de 1 602 m d’altitude (péninsule de Magellan).
Quand bien même situé sur une embarcation au milieu du lac, il serait impossible d’apercevoir le glacier. Il faudrait emprunter le canal de Los Témpanos et contourner la péninsule pour l’avoir en champ de vision.
Un glacier en mouvement constant
Aux portes de la Terre de Feu, à seulement 560 km d’Ushuaïa, le glacier qui surprend toujours la communauté scientifique se situe presque au bout du monde. Le territoire andin est frappé par un climat extrême, aux températures rudes et aux vents violents, ce qui participe à la régénération du Perito Moreno.
En effet, la partie culminante du glacier, dans les Andes chiliennes australes, reçoit d’importantes chutes de neige toute l’année. Cette neige s’accumule et se transforme en glace à 2 100 m d’altitude. Puis elle suit une surface déclive jusqu’à la partie basse du glacier (front glaciaire), à seulement 187 m d’altitude, au niveau du lac Argentin.
Contrairement aux autres glaciers dont la partie basse flotte sur l’eau, le front glaciaire du Perito Moreno est immergé. Lorsque la glace qui s’est formée au Chili arrive finalement devant le lac Argentin, elle se détache du glacier pour devenir un iceberg. C’est ce que les glaciologues appellent le vêlage.
Puis la glace se forme de nouveau en altitude, glisse le long de la pente et termine sa course dans le lac. C’est un cercle vertueux. Le Perito Moreno est une exception qui progresse à raison de 2 m par jour, soit de plus de 700 m par an.
« Il est en balance. Cela signifie que la glace qui se crée dans la montagne est la même que celle qui se perd à l’avant du glacier. La glace avance continuellement à cause de la gravité, elle est poussée » expliquait Eduardo Schule, guide dans la région argentine de Santa Cruz, aux journalistes d’Euronews en décembre 2019.
Dans l’enceinte du site figurant au patrimoine mondial de l’Unesco, le Perito Moreno offre un spectacle hors du commun. Par intermittence allant d’une année à une décennie, sa langue glaciaire avance jusqu’à buter contre la péninsule de Magellan sur la rive opposée. Il se transforme alors en barrage naturel, coupant le lac Argentin en deux : le canal de Los Témpanos reliant la paroi de glace à la cuvette principale du lac, et le Brazo Rico isolé au sud. Le niveau de l’eau dans ce dernier monte alors considérablement et exerce une forte pression sur le glacier. Il finit par se rompre en divers endroits, libérant dans le lac d’immenses blocs de glace par vêlage.
Le glacier Perito Moreno avance par gravité, vêle dans le lac Argentin, puis se reforme en altitude. C’est une danse circulaire vertueuse, un mouvement permanent qui n’a de cesse de dérouter les scientifiques, dans un contexte de réchauffement climatique.
Les glaciers de Patagonie : un patrimoine naturel à préserver
Faune et flore de la région glaciaire
La région australe des Andes n’abrite pas que des glaciers. Endémique ou exogène, la faune s’observe autour d’une flore étagée.
À l’est de la région glaciaire, se trouve une steppe semi-aride composée de savanes et de brousses tempérées. Cette plaine rocailleuse abrite aussi des arbustes épineux tels que le calafate (berbéris à feuilles de buis). La steppe patagonienne est une écorégion terrestre définie par le Fonds mondial pour la nature (WWF). Elle appartient au biome des prairies et terres arbustives de montagne, et à l’écozone néotropicale.
À l’ouest, en se rapprochant de la cordillère, le bosque andino patagónico (forêt andine) s’élève depuis une aire de basse altitude jusqu’aux neiges éternelles. Le domaine montagnard présente des feuillus comme le chêne pellín et le lenga (hêtre du sud).
Outre le bétail domestiqué dans la pampa, les Andes patagoniennes hébergent une certaine variété d’espèces animales.
- La truite arc-en-ciel a été introduite dans le lac Argentin en 1904. C’est le poisson le plus répandu dans les eaux douces de la région.
- Le puma, le chat sauvage et le huiña (chat des champs endémique) font partie des félidés populaires autour de la chaîne montagneuse.
- Le condor des Andes, le caracara (faucon endémique à gorge blanche), la buse aguia (rapace gris bleuté aux serres jaunes), et la chevêchette australe (petite chouette sud-américaine), sont visibles dans le ciel de Patagonie.
- Le guanaco (lama sauvage) est un camélidé des clairières forestières.
- Le pudú du sud est un cervidé endémique des forêts chiliennes et d’Argentine.
- Le huemul est un cerf endémique peu farouche, en voie de disparition.
- Le sanglier, le lièvre, le lapin, le vison et le castor ont été introduits par l’homme dans la région.
Impact des transformations du glacier sur l’environnement local
Le rôle des glaciers dans le système climatique global est de réguler la température de la Terre en réfléchissant la lumière du soleil dans l’espace (effet albédo). En étudiant leurs mouvements, les scientifiques peuvent déterminer leur réactivité face aux changements climatiques.
La superficie du Perito Moreno subit des variations et son comportement changeant a un impact sur le niveau et la température du lac Argentin. Cela affecte l’écosystème environnant, avec des retombées manifestes sur la faune et la flore locale, ainsi que sur les populations qui dépendent des ressources naturelles de la région. De surcroît, l’ensemble des glaces qui alimentent le lac, et les autres systèmes glaciaires du parc national diminuent plus rapidement qu’ailleurs. La province de Santa Cruz fait partie des régions du monde les moins touchées par le réchauffement climatique, mais elle n’échappe pas à ses conséquences. Et bien que le glacier Perito Moreno soit exceptionnellement stable, ce n’est pas le cas de ses semblables dans les Andes méridionales. De 1947 à 1996, il a globalement avancé de 4,1 km. Depuis, il n’a pas reculé. Cependant, sur la même période, le nord de la Patagonie a perdu 270 km² de glace.
Le Río Santa Cruz prend source dans le lac Argentin, qui récolte lui-même les eaux du Perito Moreno. La grande quantité d’eau libérée dans ce fleuve pourrait être de courte durée. En effet, à mesure que les glaciers diminuent, cette source d’eau douce finira par s’épuiser.
Selon une étude publiée en 2019 dans la revue Nature Science, les glaciers andins sont parmi ceux qui diminuent le plus rapidement et qui contribuent le plus à l’élévation du niveau de la mer.
L’humain mis en cause
La quasi-totalité des glaciers du monde recule : c’est ce qu’ont permis de mesurer les dernières technologies par satellite. De nombreuses études permettent d’affirmer que la fonte des glaces va se poursuivre sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles.
Le 1er volet du 6ème rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) confirme avec exactitude, le 09 août 2021, l’origine anthropique du réchauffement climatique à partir de 1990. La période pendant laquelle la masse des glaciers a le plus diminué, court de 2010 à 2019. Elle est 3 fois inférieure à leur masse moyenne entre 1980 et 1989.
Selon l’Union internationale pour la conservation de la Nature (UICN), un tiers des sites du Patrimoine mondial perdront leurs glaciers d’ici à 2050, quels que soient les efforts engagés. Selon la même source, d’ici à 2100, c’est 50 % de ces sites qui verront disparaître leurs glaciers, si les émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine se poursuivent au rythme actuel.
Le Perito Moreno est une curiosité de la Nature : une exception glaciaire qui avance. Son caractère fascinant attire chaque année plus de curieux. Mais dans un contexte de réchauffement climatique global, n’est-il pas utopique de croire qu’il restera invincible face à la hausse des températures ?